vendredi 5 janvier 2018

«Nous sommes l’espèce la plus coopérative du monde vivant»

La compétition sans limite et la guerre de tous contre tous seraient-elles notre seul horizon? Absolument pas, soutiennent les biologistes Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, selon lesquels l’entraide est omniprésente depuis les origines de la vie sur terre.


Comment nos sociétés modernes ont-elles pu ériger la compétition, la guerre de tous contre tous, en une loi naturelle et fondamentale de la vie ?

Pablo Servigne : Cela s’est fait progressivement. L’explication qui nous paraît la plus intéressante est celle du philosophe Jean-Claude Michéa. Selon lui, nous venons d’une Europe traumatisée par les décennies de guerres de religion du Moyen Age. Les penseurs de l’époque, plongés dans cette violence perpétuelle, n’ont fini par voir dans la nature, et dans la nature humaine, que le côté obscur: agressivité, compétition et luttes fratricides. Thomas Hobbes, par exemple, considérait le monde vivant comme «la lutte de tous contre tous».

Les philosophes, lassés de tous ces conflits, ont donc posé les bases d’un contrat social minimal, sans morale, juste le marché et l’Etat pour cadrer nos pulsions naturellement égoïstes. Ce fut la naissance du libéralisme. Il y a une autre étape, deux siècles plus tard, en pleine Angleterre victorienne: le jeune capitalisme qui cherchait des fondements idéologiques à la compétition généralisée s’est emparé de la théorie de la sélection naturelle formulée par Darwin. Nous sommes tous nés dans ce bain idéologique. Cela nous semble normal, c’est devenu un mythe fondateur de notre société. Faites l’expérience autour de vous! Dites que l’être humain est naturellement altruiste, et vous serez traité de naïf. Dites qu’il est naturellement égoïste, on vous prendra pour un «réaliste».

Vous montrez que l’entraide est, au contraire, l’un des principes essentiels à l’œuvre dans le monde vivant. Quelles sont les principales découvertes qui ressortent de votre travail de synthèse?

Gauthier Chapelle: Ce qui est frustrant, mais aussi fascinant, c’est que Darwin lui-même avait déjà souligné le rôle fondamental de la coopération dans le monde vivant. Mais il a été interprété de travers! Et notre société est devenue hémiplégique. Elle marche sur une seule jambe, elle boîte. 

Aujourd’hui on redécouvre la complexité de la vie, faite d’un entrelacement de compétition et de coopération. C’est ce que nous avons voulu faire dans notre livre, retrouver l’usage de notre deuxième jambe en synthétisant ce que les éthologues, botanistes, microbiologistes, économistes, psychologues, sociologues et anthropologues ont découvert sur la tendance qu’ont les êtres vivants à s’associer. Par exemple comment les bactéries se regroupent pour survivre, comment nous les humains avons une propension très forte à l’entraide spontanée, quelles sont les zones du cerveau qui s’activent lorsqu’une personne en face coopère, etc. L’ensemble de ces études met en lumière un grand principe du vivant. L’entraide est partout, depuis le début de la vie, sous de multiples formes. C’est passionnant. Si la compétition et la coopération sont entrelacées, comme le yin et le yang, nous montrons que la coopération tient un rôle plus important en tant que moteur de l’innovation

Peut-on pour autant assimiler la compétition avec la rivalité, l’individualisme et l’égoïsme? La compétition n’est-elle pas un autre moteur de l’existence?

P.S.: C’est vrai, la compétition est aussi un principe du vivant, il ne s’agit pas de le nier. Chez les humains, elle peut servir à se surpasser, ou à souder des individus d’un groupe contre un ennemi commun. Chez les animaux et les plantes, elle sert généralement à s’assurer l’accès aux ressources, à défendre un territoire ou lors de la reproduction. Cette autre tendance des êtres vivants, que l’on appelle maladroitement la loi de la jungle, inclut donc aussi l’agressivité, l’égoïsme, et produit l’individualisme lorsqu’on en fait une idéologie.

Mais si la compétition et la coopération sont entrelacées, comme le yin et le yang, nous montrons que la coopération tient un rôle plus important en tant que moteur de l’innovation, c’est-à-dire de la création de diversité.

Vous démontrez également qu’en matière d’évolution, l’entraide est bien plus pertinente que «la loi du plus fort».

G.C.: La sélection naturelle se déroule en deux étapes: création de diversité, et puis sélection des plus aptes. C’est le principe de base de l’évolution. A la première étape, c’est l’entraide, l’association entre organismes, qui permet d’innover radicalement, en plus des mutations aléatoires qui ne génèrent finalement que peu de différenciation. Et à la deuxième étape, la sélection des plus aptes, c’est encore une fois l’entraide qui tient le haut du pavé, car les individus qui survivent ne sont pas forcément les plus forts, ce sont surtout ceux qui s’entraident le plus.

Les études que vous évoquez mettent en évidence que plus le milieu est hostile ou difficile, dans le monde du vivant, plus l’entraide se développe. Et que l’abondance exacerberait au contraire la compétition…

P.S.: Absolument. L’idée que l’environnement joue un rôle fondamental dans l’apparition de l’entraide a déjà un siècle, mais elle a été oubliée de la biologie, trop focalisée sur les gènes pendant tout le XXe siècle. La pénurie appelle l’entraide et l’abondance engendre la compétition. Cela peut sembler contrintuitif ! En fait, c’est plutôt logique: ce n’est que lorsqu’on est riche qu’on peut se permettre de dire à son voisin qu’on n’a pas besoin de lui. Mais lorsque les conditions redeviennent hostiles, seuls les groupes les plus coopératifs survivent. Les individualistes ne survivent pas longtemps !

Nous vivons dans un monde de plus en plus inégalitaire. Sans justice ni équité, l’entraide peut-elle se développer ?

P.S.: Pas vraiment. Il existe trois ingrédients absolument indispensables à l’émergence d’une entraide solide et généralisée entre les membres d’un groupe: le sentiment de sécurité, le sentiment d’égalité et le sentiment de confiance. Si chaque individu ressent cela, alors il se passe quelque chose de magique, qui fait que le groupe se soude, qu’il devient une sorte de superorganisme. Au contraire, de hauts niveaux d’inégalité provoquent des sentiments d’injustice extrêmement toxiques pour la cohésion d’un groupe. C’est ce que nous observons en ce moment dans nos sociétés, où l’écart entre le sommet et la base de la pyramide n’a jamais été aussi important.

Vous souteniez dans un livre récent (Comment tout peut s’effondrer, coécrit avec Raphaël Stevens, Seuil, 2015) que la combinaison des crises que nous connaissons rend plausible, et même probable, un effondrement de nos sociétés. Vous écriviez alors que «se préparer à une catastrophe signifie d’abord tisser du lien autour de soi». Est-ce à dire qu’il faut apprendre de toute urgence à s’entraider ? 

P.S.: C’est une évidence! La sociologie des catastrophes nous apprend que c’est le tissu social qui fait la résilience d’une région, qui la rend capable de traverser les tempêtes sans sombrer. Ce n’est pas la richesse matérielle ni la solidité des bâtiments. C’est le lien, le sens de la communauté. Notre proposition est de réapprendre à vivre ensemble avant les grandes catastrophes. Et c’est difficile ! On ne peut pas compter sur le bon sens et la bonne volonté, il faut redevenir experts en coopération, en altruisme, alors que notre éducation scolaire valorise essentiellement la compétition. Mais ce qui nous rend plutôt confiants est que nous avons maintenant les connaissances, et que nous en avons les capacités !

L’entraide est déjà profondément ancrée en nous, il n’y a qu’à regarder la complexité de nos systèmes de santé, ou de sécurité sociale (...). Il faut simplement arriver à le voir, et surtout à y croire.

G.C.: Il faut se rendre compte que nous sommes l’espèce la plus coopérative du monde vivant. Dès 3 ou 5 mois, les bébés font preuve d’étonnantes aptitudes prosociales, comme certains cousins primates avec qui nous partageons les mêmes hormones et les mêmes circuits neuronaux. En fait, l’entraide est déjà profondément ancrée en nous, il n’y a qu’à regarder la complexité de nos systèmes de santé, ou de sécurité sociale, ou même les comportements altruistes après un tsunami ou un tremblement de terre. Il faut simplement arriver à le voir, et surtout à y croire. Puis il faut remettre tout cela au programme des écoles et des business schools ! Lorsqu’il y aura autant d’équations mathématiques et de Prix Nobel d’économie sur l’entraide, alors nous pourrons discuter sérieusement d’un vrai projet de société.

L’Entraide. L’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. Les Liens qui libèrent, 2017

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