Dunkerque va devenir, en septembre, la plus grande ville de France à supprimer le paiement dans le bus. Hausse du pouvoir d’achat, soutien aux personnes isolées, réduction de la pollution… : les bénéfices mis en avant par la municipalité sont nombreux, et le maire promet que les impôts n’augmenteront pas. Un modèle que Paris a annoncé étudier, mais qui a ses détracteurs.
Depuis quelques semaines, Dunkerque (Nord) a une gare routière flambant neuve sous deux longs auvents, à côté des quais de la SNCF. Toute la ville est en chantier. On piétonnise la place Jean-Bart, on redessine les carrefours, on aménage un couloir de bus sur la voie express qui coupait la ville en deux, et qui va devenir un boulevard comme les autres.
Tous ces changements préparent le passage du réseau de transport à la gratuité totale, en septembre prochain, après expérimentation le week-end depuis un peu plus de deux ans. Avec ses deux cent mille habitants, la communauté urbaine de Dunkerque sera la plus grande de France à supprimer tout paiement dans ses bus. Niort, cent vingt mille habitants, l’avait devancée en 2017. Et auparavant, une trentaine de villes, dont Aubagne et Châtellerault.
Le maire de Dunkerque, Patrice Vergriete (divers gauche), ancien directeur de l’agence d’urbanisme élu en 2014, n’y voit que des avantages : « Le premier effet positif de la gratuité, c’est le pouvoir d’achat. On pourrait baisser les impôts, mais cela ne toucherait que la frange des citoyens les plus aisés. Quand vous supprimez le ticket de bus, vous favorisez les familles avec enfants, y compris les plus défavorisées. »
Un accès facilité aux loisirs et à l’emploi
Deuxième bienfait, l’écologie. Reconstruite après la guerre, Dunkerque, calibrée pour l’automobile, est l’une des villes les plus motorisées de France. Plus de 67 % des trajets se font en voiture, contre moins de 5 % en bus — une part en régression. L’ambition n’est pas gigantesque : la porter à 10 %, en attirant surtout les automobilistes qui font l’aller-retour domicile-travail. « Chaque jour à Dunkerque, 400 000 litres de carburant partent en fumée, soit 500 000 euros. Vous gagnez un peu là-dessus, vous réduisez la pollution », souligne Patrice Vergriete.
Le projet veut aussi créer « du lien social ». Dans certains quartiers populaires, comme l’Ile Jeanty ou le Carré de la Vieille, 35 % à 45 % des ménages n’ont pas de voiture. Certains n’ont pas même de quoi se payer un abonnement aux transports de la Ville. Ils pourront accéder plus facilement aux services publics, aux loisirs, voire à l’emploi.
Rien de plus simple en effet. Pas de carte à valider, on embarque librement dans un beau bus tout neuf, bleu, jaune ou vert. Il faut juste continuer à passer par la porte avant pour saluer le chauffeur. « Le week-end, on constate une augmentation sensible de la fréquentation », observe Maxime Huré, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Perpignan et président de l’association Vigs (Villes innovantes et gestion des savoirs), chargée d’évaluer l’effet de cette gratuité. Soit, pour être précis, « 27 % de passagers en plus le samedi, et 73 % le dimanche ». Mais comme certaines lignes étaient presque vides, on part de très loin. « Qui dit fréquentation en hausse dit nouveaux usagers, poursuit Maxime Huré. On retrouve dans les bus un public touché jusque-là par l’isolement social, des familles, et aussi des personnes âgées. » Papi et Mamie sont ravis d’emmener leurs petits-enfants à la plage de Malo-les-Bains, ou juste de faire une promenade jusqu’au terminus et retour.
i le résultat est à ce point positif, pourquoi aussi peu de villes font-elles ce choix ? « Parce que, pendant des décennies, les experts urbains ont campé sur des positions dogmatiques, répond Patrice Vergriete. Ils affirmaient que ce qui est gratuit n’a pas de valeur. Ce postulat interdisait toute réflexion. Qui était pour la gratuité était aussitôt qualifié de démago. » Tel est, par exemple, l’avis de la Cour des comptes, dont un rapport de 2014 réclame l’augmentation de la rentabilité des transports par la hausse du prix du billet et le renforcement de la chasse aux fraudeurs. Un point de vue illusoire, pense Maxime Huré : « Tous les réseaux sont déjà largement subventionnés. Il faut sortir du carcan idéologique qui consiste à dire que les transports publics doivent être rentables. »
Une première expérimentation menée en Californie en 1962
La solution n’est pas si neuve. Un philosophe, Jean-Louis Sagot-Duvauroux, la vantait en 1995 dans son livre Pour la gratuité. Aux Etats-Unis, la municipalité de Commerce, en Californie, l’a expérimentée dès 1962. « Le mouvement naît vraiment dans les années 1970, à Seattle, dans l’Etat de Washington, et quelques autres villes, raconte Henri Briche, de l’association Vigs. Le pays commençait à mettre en cause la domination de la voiture. Une loi fédérale de 1974 a débloqué 40 millions de dollars pour mener des expériences alternatives. » En Europe, Rome s’y essaie pendant deux ans, puis Bologne. En France, « on l’a un peu oublié, mais ça fait bien quarante ans que la gratuité fonctionne à Compiègne ».
La belle idée s’essouffle dans les années 1980, victime du manque d’évaluation de ses effets, des restrictions budgétaires et de l’expansionnisme du tout-voiture. Elle réapparaît dans les années 2000, en Belgique et en Allemagne. Aux motivations écologiques s’ajoute le souhait de faire revenir les habitants dans le centre-ville. En 2013, Tallinn, la capitale de l’Estonie, devient, avec ses quatre cent quarante mille habitants, la plus grande métropole au monde à adopter la gratuité pour ses résidents. « Depuis, dit Henri Briche, la Mairie a enregistré vingt deux mille nouvelles domiciliations. Les rentrées fiscales ont largement compensé la perte des recettes commerciales. »
Niort a suivi cette voie car, comme à Dunkerque, le prix du billet ne couvrait plus que 10 % du coût d’un voyage. En redessinant le réseau, on pouvait compenser le manque à gagner causé par la gratuité. Certaines lignes ont donc disparu, ce qui n’a pas plu à tout le monde. Mais aujourd’hui, la fréquentation de la ligne 1, qui traverse l’agglomération niortaise d’ouest en est, « a augmenté de 173 % », et celle des autres lignes « de 29 % », se félicite le maire, Jérôme Baloge (sans étiquette), lui aussi élu en 2014. De nouvelles habitudes se dessinent : prendre le bus à l’heure du déjeuner, par exemple. Ce qui fait du bien aux commerces et aux restaurants du centre-ville, même si « ce n’était pas l’objectif principal ».
Tout cela se met en place « à fiscalité égale ». A Dunkerque aussi, promis. On ne relèvera pas le « versement transport » dû par les entreprises. Il a déjà augmenté en 2011, ce qui a permis d’investir 65 millions dans le réseau, dont la taille va augmenter de près de 40 %. Trente chauffeurs vont être recrutés, et les contrôleurs recyclés en médiateurs. Les coûts de fonctionnement vont donc s’accroître, alors que les recettes baissent. Certains s’en étonnent. « Le débat sur le financement est bizarre, réagit Patrice Vergriete. Quand une ville ouvre une nouvelle piscine, on ne lui demande pas comment elle fait, et pourtant cela coûte bien plus en fonctionnement qu’un réseau de transport. » L’élu assume ses choix politiques : « Mon prédécesseur voulait construire une “arena”, j’ai pensé que Dunkerque n’avait pas besoin d’une salle de dix mille places pour accueillir Rihanna, et j’ai affecté cette somme à la gratuité. »
L’augmentation des « dégradations » est une autre objection souvent avancée. Sans paiement, il n’y aurait plus de respect. On caillasserait plus volontiers les vitres, on lacérerait davantage les sièges. Au contraire, dans les bus gratuits dunkerquois, « le nombre d’actes d’incivilité a baissé de 59 % entre 2015 et 2017 », observe Henri Briche. « La relation avec les usagers, car ce ne sont plus des clients, s’est même améliorée, confirme Jérôme Baloge. Plusieurs conducteurs me l’ont dit : “Nous n’avons plus la tête et le regard dans le porte-monnaie.” »
Que des élus cherchent à rajeunir l’idée de service public est réjouissant. Et c’est bon aussi pour l’image. Les Niortais ont ainsi eu le plaisir de voir leur ville faire les gros titres en 2017. Cet intérêt prouve, dit Jérôme Baloge, que « le libre accès au transport collectif est une approche moderne et séduisante ». « Je suis d’accord avec le maire de Niort, renchérit Patrice Vergriete, montrant la photo par satellite de la vaste agglomération dunkerquoise accrochée au mur de son bureau. Rendre tous les points que vous voyez accessibles facilement, c’est quand même quelque chose ! En anglais, gratuit se traduit par free, qui veut aussi dire libre. Alors Dunkerque va devenir une ville libre. »
Télérama 20/03/2018
Très chère Ile-de-France
Au moment où Anne Hidalgo, la maire de Paris, s’empare du dossier, la gratuité reste hors de question pour Ile-de-France Mobilités, ex-Stif, Syndicat des transports d’Ile-de-France, qui affirme n’avoir mené aucune étude sur le sujet. Pourquoi y songer, puisque la fréquentation des bus, métros, RER ou tramways augmente de 1 % par an ? Tickets et carte Navigo représentent 27 % des recettes : les supprimer serait un choix politique risqué. Et puis la Région a besoin d’argent pour rénover un réseau longtemps délaissé et financer le métro du Grand Paris. Les insupportables tourniquets de contrôle qui bloquent les poussettes ne sont donc pas près de disparaître. Valérie Pécresse, présidente du conseil régional, a même supprimé la gratuité en cas de pic de pollution. Pendant ce temps, en Allemagne, certaines villes moyennes étudient le choix inverse, qui éviterait à leur pays d’être condamné par la justice européenne pour inaction face à la dégradation de la qualité de l’air…
Très chère Ile-de-France
Au moment où Anne Hidalgo, la maire de Paris, s’empare du dossier, la gratuité reste hors de question pour Ile-de-France Mobilités, ex-Stif, Syndicat des transports d’Ile-de-France, qui affirme n’avoir mené aucune étude sur le sujet. Pourquoi y songer, puisque la fréquentation des bus, métros, RER ou tramways augmente de 1 % par an ? Tickets et carte Navigo représentent 27 % des recettes : les supprimer serait un choix politique risqué. Et puis la Région a besoin d’argent pour rénover un réseau longtemps délaissé et financer le métro du Grand Paris. Les insupportables tourniquets de contrôle qui bloquent les poussettes ne sont donc pas près de disparaître. Valérie Pécresse, présidente du conseil régional, a même supprimé la gratuité en cas de pic de pollution. Pendant ce temps, en Allemagne, certaines villes moyennes étudient le choix inverse, qui éviterait à leur pays d’être condamné par la justice européenne pour inaction face à la dégradation de la qualité de l’air…
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