vendredi 16 mars 2018

TRIBUNE – Réinventons le droit à la ville

Fabriquer la ville ne devrait pas être réservé aux seules élites. A travers l’exemple des jardins urbains, l’anthropologue Damien Deville appelle les citadins à actualiser un concept-phare de la sociologie urbaine : le «droit à la ville.» Un article initialement paru sur le site The Conversation, que Mediacités reproduit ici.


Face aux enjeux contemporains de crises écologique et sociale, le concept de « droit à la ville », hérité des décennies passées, apparaît de nouveau comme un concept d’une grande pertinence. Bien qu’il ait connu un fort succès académique, ce droit à la ville a peu influencé les mondes civils et politiques.

Précédemment focalisé sur des mouvements extraordinaires, et par extension éphémères, un nouveau droit à la ville peut aujourd’hui s’inventer. Cette invention passe par la valorisation et la mise en politique des actes citoyens ordinaires, processus cachés qui renouvellent pourtant, de manière permanente, l’intimité des sociétés.

Donner une place centrale aux habitants

Créé à la fin des années 1960 par Henri Lefebvre, le droit à la ville a pour ambition de donner une grande importance au corps social dans les processus de création de l’urbain. Le philosophe avance l’idée que fabriquer la ville ne doit pas être réservé aux élites : intégrer les citoyens aux processus de construction de la ville devient fondamental pour exercer l’égalité et la liberté d’agir. Il propose alors deux éléments essentiels à inclure dans les politiques urbaines : l’appropriation et la participation.

L’appropriation a pour objectif d’offrir la possibilité aux populations d’occuper l’espace urbain à des fins de partage et de créativité. Elle doit se manifester par une démarche globale pour penser la vie de quartier et la vie en ville. La participation revendique la capacité de chacun à prendre part aux décisions qui façonnent la ville : dans les politiques générales de planification de l’espace urbain, les choix d’investissement des grandes entreprises, les arbitrages dans des stratégies de développement, etc.

Henri Lefebvre insiste sur la nécessité de donner aux habitants une place centrale dans les prises de décisions, demandant parfois de refonder des processus identitaires dans les systèmes d’appartenance à un lieu de vie ou à un collectif. Le controversé droit de vote des étrangers, fixé par le lieu de résidence et non par la nationalité, témoigne de cette vision égalitaire de la participation des citoyens à la vie urbaine.

Depuis sa création, le droit à la ville a beaucoup imprégné les travaux scientifiques : la justice sociale, la justice environnementale et les politiques de solidarité qui ont fait couler beaucoup d’encre ces dernières années, sont autant de thématiques qui en découlent. Néanmoins, quarante ans après sa création, le concept n’a pas réellement réussi à pénétrer le milieu politique.

Extraordinaire mais éphémère

Si certaines communes se dotent de plus en plus de conseils de quartier, de budgets participatifs ou de conseils citoyens, ces initiatives restent de l’ordre du symbole, sont souvent très peu représentatives. Et la ville continue à se fabriquer par des approches fortement descendantes. Ce succès manqué s’explique en partie par le fait que le droit à la ville se définit peu dans la pratique : son essence généraliste et ses contours juridiques aléatoires font de lui un concept difficilement mobilisable

Il a néanmoins fait naître une production intellectuelle et académique riche en enseignements. En appréciant le concept à des formes de protestation exceptionnelles – les émeutes de Seattle en 1999, les manifestations à l’origine des printemps arabes à partir de décembre 2010 ou plus récemment les occupations des places publiques par le mouvement « Nuit debout » –, les penseurs qui ont suivi Henri Lefebvre ont prouvé que des revendications fortes et non violentes pouvaient jouir d’un important retour médiatique.


Ces événements marquants qui ont fédéré des centaines de milliers de personnes se sont également révélés éphémères. Si pendant quelques jours, ils dévoilent l’espoir d’un avenir commun, ils laissent finalement place à un retour routinier du marché capitaliste et des systèmes d’oppression sous-jacents. Le cas des printemps arabes fait figure d’exception : des changements constitutionnels majeurs ont donné suite aux mouvements citoyens.

Mais ces évolutions ont pu se produire uniquement parce que des partis politiques existants ont repris, tout en les déformant, les revendications publiques des manifestants : derrière une écoute apparente des demandes du peuple, les politiciens ne font en fait que parler à sa place.

L’ordinaire pour repenser le droit à la ville

Une question se pose dès lors : comment penser un droit à la ville pertinent sans que la parole des citoyens ne soit reprise et transformée à des fins individuelles ? Au-delà des revendications extraordinaires, nous sommes convaincus que le droit à la ville peut s’inscrire dans une valorisation des pratiques ordinaires.

Derrière les apparences, les gestes quotidiens des citadins sont de magnifiques espaces de création et de résistance : à la sortie du travail, faire un détour par un parc ou une rue que l’on aime ; faire du lèche-vitrine chez les artisans du quartier ; prendre le vélo davantage que le métro ; faire un arrêt non prévu à la terrasse d’un café ; laisser sécher son linge entre deux fenêtres ; décorer son balcon avec un olivier ; discuter avec son voisin…

Tous ces gestes, si ordinaires soient-ils, façonnent la ville, lui donnent une odeur et une couleur, réinventent sans cesse la danse de ses habitants et les formes de son intimité. Ils créent de nouveaux espaces de solidarité. Dans son livre maître L’invention du quotidien (1990), l’historien et sociologue Michel de Certeau analysait déjà les actes ordinaires comme une production permanente de culture et de partage.

Selon lui, les citadins ne se contentent pas de consommer : ils produisent et inventent le quotidien par d’innombrables mécanismes de créativité et par des pratiques sociales sans cesse renouvelées. Pour emprunter l’expression de Claude Lévi-Strauss, les citadins « bricolent » avec les espaces qu’ils fréquentent et les contraintes d’un modèle sociétal pour s’inventer un parcours de vie qui participe à leur émancipation.

Cultiver la biodiversité urbaine
Le cas des jardins urbains – particulièrement à la mode en ce moment – est tout à fait intéressant. D’abord, parce que pratiquer une activité agricole en ville constitue une approche d’appropriation de l’espace urbain, chère aux concepteurs du droit à la ville. Les individus utilisent ainsi des friches, des terrains non urbanisables, ou des interstices urbains pour porter leurs projets agricoles.


Ensuite, parce que le jardinage consiste en partie à créer. Créer un espace par la délimitation de sa parcelle, le dessin des différentes planches de culture, la construction éventuelle d’une cabane pour inviter les amis. C’est aussi créer du vivant, créer avec la terre, créer de la biodiversité en ville par les semences choisies, les techniques de travail du sol pratiquées, les formes d’élevage mobilisées. Cette biodiversité retrouvée apporte des avantages à la société qui vont bien au-delà des jardiniers eux-mêmes : le maintien d’espèces, la création de corridors biologiques, la lutte contre l’îlot de chaleur urbain et la pollution urbaine ou encore de nouveaux processus éducatifs pour les personnes de passage.

Enfin, parce qu’un jardin ramène de l’esthétisme dans les milieux urbains de manière plus ou moins réussie, plus ou moins voulue. Cette beauté retrouvée se caractérise par la mise en place de nombreux « symboles » dans les jardins, qui participent à la structuration paysagère de la ville : des plantes d’ornement, des éléments de décoration, des épouvantails faits maison, la revalorisation de nombreux matériaux pour les cultures. Autant d’éléments paysagers qui confèrent une lecture, une histoire et une âme à un quartier.

Une vision du vivre-ensemble

Les personnes qui fréquentent ces jardins ont des profils multiples. Dans les métropoles, ce sont souvent des cadres supérieurs qui ont envie de réinventer leur vie de quartier par un accès pérenne à des lieux de nature. Dans les villes petites et moyennes, ce sont des chômeurs de longue durée, des retraités à petits revenus, ou encore des gens ayant vécu des événements marquants qui ont pu les marginaliser (séjour en prison, décès d’un membre de leur famille, maladies graves, etc.).

Dans les deux cas, il s’agit de personnes subissant les différentes formes d’oppression du système capitaliste et de la conformation sociale des villes néolibérales. Sauf cas exceptionnel, il est rare que les jardiniers – surtout quand ces derniers sont issus de situations de précarité – s’ancrent dans des processus de revendications politiques à l’échelle locale ou nationale. Pourtant, par les échanges qui s’y créent, ces jardins changent le visage d’un quartier et les dynamiques sociales et écologiques d’une ville.

De la terrasse d’un café entre deux réunions, aux planches de culture des jardins urbains, les différentes formes de réappropriation des espaces sont autant d’actes politiques qui traduisent une vision du vivre ensemble. La simplicité apparente de ces actions cache une extraordinaire complexité qui permet de questionner la façon dont les villes sont pensées et créées.

Valoriser ces actes ordinaires, les structurer et les représenter dans des politiques publiques opérationnelles permettrait de remodeler les organes de participation à différentes échelles d’action, et ainsi les rendre davantage représentatives et décisionnaires. Repenser le droit à la ville par l’ordinarité des parcours de vie est une aventure théorique et politique passionnante, ô combien pertinente pour enfin conférer aux processus d’urbanisation un véritable « pouvoir collectif ». Lors de votre prochaine promenade, tendez l’oreille, observez d’un œil discret : les hommes et les femmes politiques sont partout autour de vous.

Damien Deville, Agroécologue et anthropologue de la nature, INRA
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Médiacités 12 mars 2018

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