« Pourquoi investir dans les centres commerciaux ». Oui, pourquoi, en effet ? Pourquoi, alors que la France compte déjà 14,5 millions de m² de grandes surfaces et que la grande distribution asphyxie les commerces de proximité, précipitant la dévitalisation des villes moyennes ? Investir dans les centres commerciaux, c’est pourtant ce que suggère, mardi 18 octobre, cette table ronde organisée dans les salons d’un cercle d’affaires parisiens par l’association des directeurs financiers et contrôleurs de gestion (DFCG).
« Welcome attitude ». Anne-Laure Joumas, directrice marketing de Carmila, le promoteur immobilier de Carrefour, explique que le grand groupe « a décidé d’investir massivement », car « le client a besoin d’une offre adaptée à ses besoins ». Avec le sourire, sur un ton enjoué, la responsable présente les « centres commerciaux de troisième génération », qui répondent à « un marketing du lieu », se transforment en « place to be » et diffusent une « welcome attitude », tout cela dans une « architecture assez réussie ». Résultat, « le client vit une très belle expérience ».
Très beaux, pas rentables. Ce discours lisse et enthousiaste est brutalement interrompu par François Surbled, directeur financier de Jeff de Bruges, le fameux marchand de chocolats, qui possède de nombreux magasins, en ville comme dans les galeries marchandes : « Les centres commerciaux n’ont jamais été aussi beaux. Et n’ont jamais été aussi peu rentables ». Il décrit alors, non sans créer un certain malaise dans la salle, les pressions que la grande distribution fait peser sur les commerçants, les diverses taxes ponctionnées pour assurer l’ouverture dominicale, la récolte des données numériques ou la sécurité.
Discours mielleux. « Le groupe Carrefour dispose de la plus grande base de données en France. Nous pouvons toucher le consommateur en lui envoyant une information qualifiée », insiste Mme Joumas, toute à son apologie du client-roi, pourvu qu’il soit dépensier. La responsable du marketing poursuit sa description chaleureuse, vantant ce « consommateur qui a plein de choix, qui fait ce qu’il veut, entre Uber Eats, Deliveroo, le drive de Carrefour et le libraire du quartier ! » Elle ajoute, surjouant son enthousiasme : « je pense que dans la salle nous sommes tous d’accord ! »
Mais cela ne convainc toujours pas le représentant de Jeff de Bruges. « On crée toujours plus de surfaces. La rentabilité, où va-t-on la trouver ? » interroge-t-il, soulignant les conséquences de cette fuite en avant sur le territoire. « Le centre-ville régresse, on se fait livrer tous les jours, on ne rencontre plus que son postier », regrette-t-il.
Une crise grave, souvent ignorée. La charge massive de la grande distribution n’est pas nouvelle. Mais elle se poursuit tant et plus. Et cette concurrence se fait désormais sentir, davantage chaque année (les chiffres ici), au cœur des villes. A Saint-Brieuc, à Niort, à Chalon-sur-Saône, et dans des centaines d’autres localités, les commerçants, élus et habitants connaissent bien ce syndrome de la vitrine vide. Et ils savent parfaitement que la multiplication des zones commerciales en est largement à l’origine. Cette situation tragique reflète en réalité une crise plus grave, pas toujours visible, souvent ignorée des pouvoirs publics, et liée au processus incessant d’étalement urbain depuis que l’urbanisme commercial a été inventé, dans les années 1960, pour répondre à la création des grandes surfaces.
Un rapport remis au gouvernement. Jeudi 20 octobre, la secrétaire d’État au commerce, Martine Pinville, recevait justement un rapport consacré à la « revitalisation commerciale des centres-villes ». Élaboré par l’Inspection générale des finances (IGF) et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), ce document de 471 pages (à télécharger ici) détaille les enjeux et propose des mesures. Toutefois, interrogée à l’issue de cette cérémonie, la secrétaire d’État ne semble pas convaincue qu’il faille arrêter de construire de nouveaux centres commerciaux. « Il faut regarder, dans les villes moyennes les plus touchées, comment on peut s’adapter », dit-elle très prudemment. Pas de quoi faire trembler Carmila.
Le point aveugle. Mais il est un point qui, dans ce débat, n’est presque jamais abordé. Et qui ne figure pas non plus dans les 471 pages du rapport remis à Mme Pinville. C’est la manière de se déplacer. « Les gens vont à l’hypermarché », entend-on souvent. Ils vont ? Non, en fait, ils s’y conduisent. L’un des aspects de l’urbanisme commercial réside dans l’aménagement purement routier du territoire.
En d’autres termes, on ne construit pas seulement des centres commerciaux « place to be » et « welcome attitude » chers à Carmila, mais aussi des centaines d’hectares de parkings, de rocades et de voies d’accès. Car on accède à l’hypermarché, en grande majorité, en voiture individuelle. Parce que toute la ville est organisée pour cela. Et si ce point n’est jamais abordé, c’est qu’il est considéré comme évident, allant de soi, intangible. Le point aveugle du raisonnement : celui qui se trouve juste devant les yeux et qu’on ne peut pas voir.
Vive le stationnement gratuit ? Dès lors, en centre-ville, à Agen, à Tourcoing, à Bourg-en-Bresse ou à Loches (Indre-et-Loire), les commerçants, interrogés par les élus ou par la presse régionale, réclament des places de stationnement pour leurs clients, de préférence gratuites. Et des voies d’accès. Et des rocades. Hélas, cela ne fonctionne pas. A tout prendre, lorsqu’il est motorisé, le consommateur préfère « aller » à l’hyper plutôt que de chercher une place, même gratuite, en ville. Quant au citadin, celui qui vit à quelques centaines de mètres des commerces, il irait bien faire ses courses dans le centre. Mais voilà, on a transformé sa ville et ses trottoirs en parkings, pénibles à arpenter à pied.
Les clients veulent de l’espace. Une étude publiée récemment, peu médiatisée, confirme, après de nombreuses autres allant dans le même sens (récapitulées ici), le décalage de perception entre les commerçants et leurs clients. A la demande de la métropole de Rouen, le cabinet Bfluid a demandé aux commerçants rouennais (ici, pages 70-71) quels étaient les principaux freins au shopping. 50% à 78% d’entre eux ont répondu : « pas assez de stationnement ».
Puis on a posé la même question à leurs clients. Entre 20 et 22% ont répondu, comme les commerçants, que le manque de stationnement constituait le principal frein. Les autres ont évoqué le bruit et la circulation, les obstacles sur les trottoirs, le manque d’espace pour marcher… Alors, pourquoi investir dans les centres commerciaux ? Oui, pourquoi ? Alors qu’il suffirait d’investir dans des trottoirs.
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