dimanche 24 juillet 2016

A La Gacilly, la photo, c’est tout naturel

Yves Rocher avait fait de ce village du Morbihan son jardin botanique. Depuis treize ans, La Gacilly accueille un festival photo en pleine nature. Invité d’honneur, cette année, le Japon.


L'histoire est belle. Avant de venir ici, à La Gacilly, à une heure de route de Vannes, on ne la connaissait pas. Depuis treize ans, ce petit village du Morbihan organise un festival photo en plein air et, allez savoir pourquoi, on était convaincu qu'il n'était qu'un prétexte à vanter les cosmétiques de son sponsor : la Fondation Yves-Rocher. Mais cette année le programme sur le Japon et les océans était si alléchant qu'on s'est décidé à venir, pour voir, comme on dit au poker. Et le gros bourg possède une sacrée main, une poignée d'atouts maîtres. Le temps de descendre l'artère centrale qui ménage ses effets pour rejoindre les bords de la rivière Aff, nos préoccupations de critique se sont envolées. Bien sûr, il y a ces images géantes du mont Fuji, de Yukio Ohyama, ou ces ours polaires nageant sous la banquise, du Canadien Paul Nicklen, recouvrant les façades, qui projettent le visiteur à des milliers de kilomètres. Mais le vrai voyage commence là, dans ce lieu totalement dépaysant, qui fait aussitôt l'effet de résister à la morosité ambiante. Où est-on tombé ?

A La Gacilly, on ne s’étonne plus de rien
Dans un village fleuri, pas de doute, mais qui a pactisé avec une flore des plus sauvages. Chèvrefeuilles, valérianes, roses trémières, pivoines et plantes aromatiques colonisent les ruelles, les murs, les jardins. Les venelles s'accrochent à l'artère principale. Dans l'une d'elles, une femme à l'air bourru et clope au bec surgit de sa maison à mi-pente pour engager la conversation. La voie est publique. Jacqueline l'a transformée en un laboratoire horticole qui à lui seul mérite le détour. Agée de 71 ans, alors qu'elle en paraît 50 — « le tabagisme, ça conserve », assure-t-elle sans rire en crachant ses poumons —, la jardinière se montre intarissable sur les acanthes, les hortensias plats et ne cache pas sa fierté d'avoir acclimaté à la basse altitude bretonne les capricieuses impatiens de l'Himalaya. A La Gacilly, on finit par ne plus s'étonner de rien. L'église Saint-Nicolas a l'allure d'un temple grec. Les bras en croix des éoliennes qui brassent l'air aux portes du village prennent le pas sur les calvaires traditionnels.

Un village d’irréductibles Bretons, de doux rêveurs ?
Pas vraiment ! Si la Bretagne de l'intérieur souffre de désertification, La Gacilly là encore se distingue des centres déplumés par les hypermarchés. Les boutiques se tiennent au coude à coude, avec des enseignes plus originales les unes que les autres. Souffleur de verre, créateur de luminaires et de candélabres, marchand de « couleurs », fabricants de ­girouettes et de silhouettes en métal, de savons, de baignoires, de vitraux. Céramiste, tourneur sur bois, facteur de pianos, de claviers anciens, de harpes et d'« instruments insolites », accordeur... Trente-quatre artisans au total rivalisent d'ingéniosité et de fantaisie pour attirer le chaland. La règle d'or de La Gacilly est estampillée sur chaque vitrine : les objets en vente sont fabriqués sur place. Hors de question de commercialiser des effigies de Bretonnes en coiffe traditionnelle made in China. La cordonnerie ne se contente pas de réparer des chaussures et de fabriquer des doubles de clefs. Elle est également spécialisée dans le verre gravé. Une superbe collection de vases orne une étagère dans une lumière bleutée. On se croirait dans une joaillerie. De l'autre côté de la pièce, l'ambiance est à la brocante avec la vente de paires de chaussures d'occasion. « C'est quand même plus pratique que de les acheter sur Le Bon Coin sans pouvoir les essayer », commente la jeune propriétaire. Alors serait-on entré dans un village d'irréductibles bretons, de réfractaires, de post-babas, de doux rêveurs ? Pas vraiment. On sent partout les effets d'une main invisible, sur laquelle on finit par mettre un nom : Yves Rocher.

Pour soigner les hémorroïdes : l’épinard des bûcherons. Une merveille
Né en 1930 dans la maison aux volets bleus de la rue Saint-Vincent, l'industriel est le fils d'un chapelier-teinturier du village, qui tenait boutique derrière la vitrine désormais voilée par des rideaux. Son étonnante saga commence par une affaire assez embarrassante : il souffre d'hémorroïdes. Pour s'en soigner, dans les années 1950, il applique une recette de grand-mère confectionnée à 2 kilomètres d'ici, à base d'une plante locale, la ficaire, si courante que les habitants l'appellent « l'épinard des bûcherons ». L'onguent fait des merveilles. Le jeune homme décide de le commercialiser dans des conditions romanesques (il sera notamment accusé d'exercice illégal de la pharmacie), avant de se lancer dans la fabrication de cosmétiques, toujours en se servant de la végétation bretonne.


Depuis sa découverte, enfant, de l'herbier confectionné par l'un de ses aïeux, Yves, très proche de son parrain, un médecin qui soigne par les plantes, se passionne pour le monde végétal. Fortune faite grâce à lui, il n'en oublie pas La Gacilly, dépeuplée par l'exode rural et qui s'éteint peu à peu. Il en a besoin pour mener ses affaires, mais c'est aussi une affaire sentimentale, à en croire son biographe (Claude Ollivier,Yves Rocher, une vie à fleur de peau, éd. Ouest-France, 224 p., 15 €). Yves Rocher veut redonner à son village natal la vitalité qu'il lui a connue enfant, avec ses paysans, sa foire aux bestiaux du samedi et son chalandage de marchandises sur la rivière Aff. En 1962, l'homme d'affaires se fait élire maire, et celui qu'on surnomme désormais « le Roi-Soleil » décide déjà de redonner son cachet du XVIe siècle au centre du bourg. Il arrive à convaincre les propriétaires d'enlever le crépi des façades. Certaines rues sont repavées à l'ancienne en pierre de schiste. Restait à repeupler la commune. Au début des années 1970, il passe des petites annonces dans les journaux, pour attirer les artisans d'art, à qui il concède des locaux et des conditions financières avantageuses. Visionnaire à contre-courant des idées productivistes de son époque, Yves Rocher convertit les agriculteurs aux cultures « biologiques » de l'arnica, du bleuet, du souci, de l'armoise et de la sauge, pour alimenter en matière première son usine implantée à la sortie du village, sur la route de Rennes. L'entreprise est bordée d'un somptueux jardin botanique vantant les productions locales.

Le village connecté à la planète voulu par Yves Rocher
Mais on finirait par en oublier le but de notre visite : le festival créé par son fils Jacques (né en 1957), désormais aux commandes du navire municipal. La photographie complète le dispositif de son père, qui voulait un village connecté à la planète, ce qu'il est toute l'année avec son « grenier numérique » accueillant, assure-t-on ici sans qu'on ait pu le vérifier, « une pépinière de jeunes entreprises du Net ».

L'invité principal de cette édition est donc le Japon, qui s'installe ici comme chez lui. Des manches à air en forme de carpes utilisées pour les fêtes traditionnelles des enfants nippons forment une guirlande au-dessus de la passerelle en bois enjambant la rivière. Jardins zen et arbres taillés en bonsaï avec leurs branches en forme de nuages soulignent les délicates mises en scène de Shoji Ueda (1913-2000) sur les dunes de Sakaiminato, dans le sud-ouest de l'archipel. Les photos agrandies sont placardées en pleine nature. Des torii, ces portiques de bois rouge disposés à l'entrée des temples shintoïstes, jalonnent le parcours photographique du « labyrinthe végétal ». Les accrochages mettent en valeur le contexte ; les clichés sophistiqués de fleurs des champs de Kiiro se confondent avec la végétation du sous-bois. De petites barrières de bambou au ras du sol font écho aux fils électriques de Tokyo où perchent des perroquets jaunes rendus à la vie sauvage, que Yoshinori Mizutani photographie de sa fenêtre. Les superbes portraits de Japonaises nues de Lucille Reyboz en position foetale dans des sources d'eau chaude sont accompagnés des bruits d'eau de la rivière. Le gros figuier au centre de La Gacilly semble discuter avec l'image géante de baobab de Madagascar de Pascal Maitre. Le reportage d'Olivier Jobard sur l'épopée des migrants africains, ou les effrayants clichés de Pierre Gleizes témoins de la surpêche des navires-usines sur toutes les mers du globe rappellent que le festival reste fidèle aux idées d'Yves Rocher : respecter les hommes et la nature. « C'est en privilégiant les ressources renouvelables, et surtout en transmettant à nos enfants une terre aussi belle et riche que celle que nous avons trouvée, que la nature continuera à nous prodiguer ses bienfaits... » Plutôt banal à entendre aujourd'hui. Mais ces mots, il les a écrits au début des années 1970.

Luc Desbenoit Télérama Publié le 19/07/2016

A voir
Festival photo Peuples et Nature
Jusqu'au 30 sept.,
La Gacilly (56).
Tél. : 02 99 08 68 00.

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