Saisi très tôt par l’appel de la forêt, l’auteur de “Les Arbres, entre visible et invisible” le certifie : la sève est reliée au cosmos, les feuillus arrêtent la pluie, les hêtres sont solidaires…
Promenons-nous dans les bois… « En sortant de l’école, dans mon village du Jura suisse, mon terrain de jeu, c’était la forêt. Tous les jours, en toutes saisons. J’y ai même souvent passé la nuit. Ma mère n’était pas du genre anxieux… Alors, quand il a fallu choisir un métier, il m’a paru naturel de devenir ingénieur forestier. »
Un demi-siècle plus tard, le professeur Zürcher, 67 ans, conserve la même relation voluptueuse avec les arbres. Chercheur à la Haute école spéciale bernoise, chargé de cours à l’école polytechnique de Zurich et à celle de Lausanne, il n’a fait que renforcer de connaissances scientifiques cette passion pour « les arbres, entre visible et invisible », titre du livre qu’il publie aux éditions Actes Sud. Plutôt que de répondre doctement à nos questions entre les murs de son labo, c’est sous les frondaisons qu’il nous entraîne pour une déconcertante leçon de choses. Direction Sauvabelin, une forêt sacrée vénérée par les Helvètes voilà plus de deux mille ans, campée sur les hauteurs de Lausanne, aujourd’hui accessible en métro. D’une belle foulée, ce marcheur impénitent tourne le dos à la ville exténuée de chaleur et pénètre sous les frais ombrages. Il s’arrête bientôt, le doigt en l’air.
« Vous entendez le chant des oiseaux ?… Les arbres aussi le perçoivent. Ils en ont même besoin pour vivre bien ! » Il vous lance ça le plus sérieusement du monde. Explicite : « Il suffit pour s’en convaincre de sortir aux petites heures du jour, quand l’air est encore humide et qu’il ne fait pas trop chaud : les oiseaux s’en donnent à cœur joie, et la végétation bruisse littéralement de plaisir. En tout cas, elle travaille. On l’a prouvé scientifiquement dans des plantations d’agrumes en Floride, des zones tellement traitées par les pesticides qu’il ne restait plus d’insectes ni d’oiseaux – que du silence. On y a diffusé par haut-parleurs des chants d’oiseaux, et la productivité est remontée. La végétation est sensible aux sons. Le chercheur français Joël Sternheimer [né en 1943, connu comme chanteur dans les années 1960 sous le nom d’Evariste, ndlr] a même démontré qu’en les soumettant à certaines fréquences, on pouvait inciter les plantes à produire telle ou telle protéine. »
Cette « sonothérapie » est aujourd’hui utilisée, notamment en Champagne, pour lutter contre l’esca, une maladie de la vigne due à des champignons parasites. Mais Zürcher a déjà filé, tandis que tout là-haut un merle s’égosille. Sur le bord du chemin, notre docteur en foresterie s’accroupit, saisit une poignée de feuilles mortes. « Sentez cette litière forestière, c’est frais, c’est vivant, c’est un pur médicament ! Les enfants des campagnes en contact avec ces matières naturelles, terreau, compost, fumier, développent moins de maladies infectieuses. Cette odeur fabuleuse, synonyme de vie, me met en joie. » Il rit : « Arrêtons le Prozac, sniffons plutôt l’humus forestier ! »
Valider scientifiquement les vieilles pratiques paysannes
Le voilà badin, ouvert aux confidences. « Si je me suis lancé dans la recherche scientifique, c’est pour essayer de répondre à des questions qui me hantaient depuis longtemps, notamment sur les pratiques paysannes qui invoquent l’influence de la lune sur les plantes en général, et sur les arbres en particulier. » Parmi ces « légendes », les bûcherons, aux quatre coins du monde, prétendent ainsi que si l’on veut du bois de qualité, qui sèche bien et résiste aux moisissures, il faut le couper « une vieille lune d’hiver » – c’est-à-dire dans les mois les plus froids où la sève circule peu –, mais aussi en lune descendante. « Face à ce type d’assertion, jubile alors Zürcher, le chœur des darwinistes et des gens sérieux se met à crier d’une seule voix à la superstition ! » Notre homme, lui, allait s’atteler avec tout l’arsenal rigoureux de la science à ce joli domaine de recherche encore inexploré.
Dans son livre, il explique dans le détail le protocole mis en place pour récolter ces données : sur quarante-huit sites différents en Suisse, ses équipes ont abattu, à des moments précis, plus de 600 arbres. « On est allés de surprise en surprise : les résultats statistiques ont montré que non seulement la phase de la lune — montante ou descendante — avait un impact significatif sur la qualité du bois, mais aussi que la position de la lune par rapport aux constellations du zodiaque n’était pas sans influence ! Devant ce type de résultats, un vertige vous saisit : tous ces arbres, ce vieux chêne-là, le pin sylvestre derrière, ce bouquet de charmes, ces hêtres vigoureux, tous sont en relation avec le cosmos. » Zürcher prend l’air rêveur. « Un truc pareil, ça nous fait respirer différemment. » Silence.
Les arbres, paraît-il, « se parlent » par leurs racines. Exemple ? Il s’arrête devant une souche d’érable champêtre toute cernée de jeunes et vigoureux rejets. « Si cet arbre avait été isolé au milieu d’un champ, il n’aurait pas survécu à sa coupe. S’il repart ici, c’est grâce à ses voisins de la même espèce, qui, d’une certaine façon, le tiennent sous perfusion en échangeant avec lui des éléments nutritifs au niveau de son système racinaire. » Voilà pourquoi en Suisse on ne pratique plus de coupe rase ; on « jardine » la forêt, en récoltant les sujets matures pour laisser la place, peu à peu, aux plus jeunes, tout en gardant quelques sujets remarquables.
« C’est plus joli, sourit-il, mais surtout plus productif, car les arbres s’entraident via leurs racines et le sol reste actif. Si on coupe tout, on élimine cette dynamique et la forêt repousse plus lentement. Ou pas du tout, comme on le voit d’une manière tragique en Amazonie : là-bas, où le rayonnement solaire est maximal, si vous coupez les arbres et enlevez le couvert végétal – cette biomasse qui fait tampon et entretient un fort taux d’humidité par évapotranspiration —, vous n’avez plus, au sol, que de la latérite à l’état nu qui va chauffer très fort. Dans les zones mitoyennes, la forêt va se dessécher à son tour et sera sujette aux incendies... »
Engagement en faveur de l’agroforesterie
Le début de la fin. Car les arbres, explique-t-il, jouent aussi un rôle éminent dans le régime des pluies. Ils arrêtent les nuages et les ensemencent. Souvent les agriculteurs les accusent de pomper toute l’eau à leur profit, mais c’est faux. Il s’émeut soudain : « Quand il pleut, les arbres en utilisent une partie et en restituent toujours une part à la terre, qu’ils gardent humide. Si on les coupe tous, la pluie ne s’arrête plus, et là, c’est zéro… » Et ce n’est qu’un des arguments en faveur de l’agroforesterie, cette technique agricole pour laquelle Zürcher se bagarre aujourd’hui, qui consiste à entretenir des haies bocagères entre les parcelles, maintenir des massifs boisés au milieu des champs ou, mieux, planter des alignements d’arbres fruitiers entre les grandes cultures pour favoriser la productivité de tout l’ensemble.
« La présence des arbres entretient la vie et l’humidité des sols, mais agit aussi sur la biodiversité – en abritant oiseaux et insectes — et produit en plus du bois, des fruits, et même des feuilles, qui sont un aliment de choix pour les bovins. Une expérience menée en Slovénie a montré que si on donnait comme complément alimentaire des feuilles de châtaignier à ces animaux, qui à l’origine vivaient à l’orée des forêts, leur lait et surtout leur viande présentaient un rapport bien plus favorable entre les omégas 3 (bénéfiques) et omégas 6 (reconnus comme facteurs de risques). »
Dans l’arbre, décidément, tout est bon.
Arbres, plantes, fleurs… partout, le nombre d’or Zürcher pourrait encore parler du bois qu’on en tire, idéal pour construire des maisons dont les murs massifs arrêtent les ondes électromagnétiques, du confort thermique de ce type d’habitat, et des vertus apaisantes du feu de cheminée –explicable scientifiquement par la longueur d’onde de la lumière des flammes. Mais aujourd’hui, c’est la beauté de la nature – de toute la nature – qui le subjugue le plus.
« On peut regarder n’importe où. Ici même, sous ce pin sylvestre, le sol est jonché de pommes de pin, et dans chacune d’elles se voit le secret du monde. » Il en ramasse une : « Vue du dessous, elle présente une série de spirales orientées vers la gauche, et une série vers la droite. Si on compte exactement le nombre de spirales dans un sens et dans l’autre, on va toujours tomber sur le même rapport. Ici, 13 et 8. Avec un cône de mélèze, ce serait 8 et 5, une fleur de tournesol, 55 et 34. Ces chiffres appartiennent tous à la série de Fibonacci, qui permet de construire le nombre d’or. Le principe : chacun est la somme des deux précédents : 1+2 = 3, 3+2 = 5, 5+3 = 8, 8+5 = 13... Ces structures spiralées se retrouvent partout, dans la disposition de l’ADN, dans celle de nos vaisseaux sanguins ou dans l’implantation de nos cheveux, la position des aiguilles des conifères, des feuilles de n’importe quel arbre, n’importe quelle herbe, n’importe quelle fleur… »
Malgré une vie entière passée à les étudier, ces mystères semblent toujours le dépasser. Songeur, Zürcher lâche : « Si vous posez la Lune sur la Terre et que vous prenez le diamètre de la Terre comme base et le centre de la Lune comme sommet, vous obtenez un triangle dont l’hypoténuse est égale au nombre d’or multiplié par le rayon de la Terre. C’est d’une précision absolument redoutable. Etrangement, il y a aussi un objet de la culture humaine qui respecte absolument ces proportions : la pyramide de Kheops. Voilà qui montre une fois de plus qu’on a tout intérêt à aller voir du côté du savoir des anciens. » Là-haut, le merle moqueur lâche ses trilles. Respectent-ils le nombre d’or ?
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A lire : Les Arbres, entre visible et invisible, d’Ernst Zürcher, préface de Francis Hallé, éd. Actes Sud, 288 p., 29 €.
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