Trente-deux millions de touristes à Barcelone : vingt fois sa population. Bientôt deux milliards à l’échelle du monde. Les avions vrombissent, la planète suffoque. Il est temps de redonner du sens à l’immobilité.
Depuis une dizaine d’années, une bande d’Anglais s’adonne à un curieux rituel. Ses membres s’enchaînent et s’allongent sur les pistes des aéroports. La dernière fois qu’on les a repérés, c’était en mars 2017, sur la piste nord de l’aéroport londonien de Heathrow. Ils étaient treize, femmes et hommes, plutôt jeunes et activistes au sein d’une ONG écologiste et non violente, Plane Stupid, qui s’est donné pour mission de protester contre l’explosion du trafic aérien, contre les projets de création de nouvelles pistes, car en « construire davantage va à l’encontre de tout ce qui nous a été expliqué par les scientifiques et les experts du changement climatique », dit Ella Gilbert, l’une des manifestantes.
En mars 2017, British Airways a dû annuler sept vols. Les militants de Plane Stupid enchaînent les procès. Mais ils ne démordent pas de leur combat, ni de leur mode d’action, dans la plus pure tradition des stratégies de désobéissance civile déployées par Gandhi, Martin Luther King ou le mouvement Occupy. Ils s’assoient, s’allongent, occupent, bref, ils s’immobilisent… quand, autour d’eux, tout le monde ou presque a la bougeotte et ne rêve que d’une chose : décamper.
1,186 milliard de touristes en 2015… et 1,8 milliard en 2030 ?
Car nous (plus précisément, les Occidentaux ou les adeptes d’un mode de vie occidentalisé) ne tenons plus en place. La preuve en chiffres : dans les années 1950, le nombre de touristes internationaux ne dépassait pas 25 millions. Trente ans plus tard, on en décomptait 279 millions. Quand sonna l’an 2000, 674 millions. Et en 2015, 1,186 milliard — Allemands, Américains, Anglais, Français, Japonais et, de plus en plus, Russes et Chinois, tous adeptes du tourisme généralisé, épris d’une mobilité toujours plus rapide, plus sécurisée, avides d’un monde sans entrave et à coût réduit.
Et ce n’est pas fini. Malgré le terrorisme, les catastrophes naturelles, les crises économiques, le mouvement s’accélère : 1,8 milliard de touristes internationaux prévus d’ici 2030. Encore faudrait-il ajouter, pour compléter le tableau de ce que les chercheurs appellent « mobilité de loisir », les touristes dans leur propre pays… 3 à 4 milliards de personnes ! « 98 % des 750 millions de touristes en Inde sont des Indiens », expliquent les géographes Thomas Daum et Eudes Girard dans l’éclairant Du voyage rêvé au tourisme de masse. Idem en Afrique subsaharienne. « Les taux de croissance y sont de 5 à 7 % chaque année pour certains pays : une classe moyenne y apparaît, avide de découvertes et de voyages. »
Logiquement, le tourisme est devenu l’un des premiers secteurs économiques de ce début de XXIe siècle : près de 10 % du PIB mondial. Côté transports, les indicateurs affichent une croissance exponentielle, à commencer par l’avion, à l’origine du boom touristique des trente dernières années. Grâce ou à cause des « bonnes affaires » du low cost, ceux qui disposent d’assez de moyens pour être touristes, autrement dit les classes moyennes et supérieures, s’envolent et s’envoleront, de plus en plus souvent, de plus en plus loin, pour des durées plus courtes et, surtout, pour le plaisir (les voyageurs internationaux, dont plus de la moitié transitent par la voie des airs, ne sont que 15 % à se déplacer pour le travail). « C’est dans les airs que les projections de croissance du trafic pour les vingt prochaines années sont les plus importantes », observe l’ingénieur Laurent Castaignède, auteur d’Airvore ou la Face obscure des transports. Agence internationale de l’énergie, Association internationale du transport aérien, Organisation de l’aviation civile internationale, grands constructeurs (Airbus, Boeing ou le nouveau constructeur chinois Comac), tous prévoient une croissance annuelle comprise entre 4 et 5 %.
L’avion a fait de Papeete un autre Nice
Autant de chiffres, autant de preuves de l’avènement du tourisme de masse, loin, très loin, du tourisme des origines, né au XVIIIe siècle, voyage initiatique réservé à la seule aristocratie — c’était alors le moyen de devenir un « homme », en se confrontant aux risques, aux rencontres, aux divers chocs du monde… Loin aussi des promesses suscitées par les congés payés, en 1936, et de la « démocratisation » du voyage. « Certains pensaient que ce serait un formidable moyen d’éducation populaire et ce le fut, rappelle le sociologue Rodolphe Christin, auteur d’un cinglant Manuel de l’anti-tourisme. Des salariés partirent à la découverte du monde, associant voyages et vacances dans une quête qu’on aurait pu imaginer forte d’impacts philosophiques. » Sauf que la technologie s’en mêla. De nouveaux moyens permirent d’avaler les distances. Et le tourisme, sous-produit de la circulation des marchandises, devint consommation. Résultat ? L’avion a fait de Papeete un autre Nice, et nous sommes devenus « victimes de nos bottes de sept lieues », comme l’écrivait dès 1969 Bernard Charbonneau, l’un des pionniers de l’écologie politique. Aujourd’hui, « la libération initiale, devenue la norme, se fait oppressante, résume Rodolphe Christin. Elle martyrise nature et sociétés humaines, opprime l’esprit des voyages et transforme l’hospitalité des lieux en prestations, les habitants en prestataires, les paysages en décors. » Car profiter du monde ne revient-il pas à le consommer dans « un frénétique élan de mondophagie » ? Le parcours s’est banalisé et balisé, et le touriste, au passage, a viré vampire plus que bienfaiteur de la diversité. Partir, désormais, déplore le sociologue, ce n’est plus faire un tour en bicyclette : « un rouleau compresseur convient beaucoup mieux. »
Pour qualifier le phénomène, une nouvelle expression est apparue sur les fils Twitter anglo-saxons en 2012 et fissure depuis le consensus touristique : overtourism, ou « surtourisme » en français. Son succès n’est pas dû aux militants de Plane Stupid ni aux essais « tourismophobiques », qui se multiplient ces dernières années. Il vient des épicentres mêmes de l’industrie touristique, asphyxiés par un afflux qu’ils n’arrivent plus à maîtriser. Barcelone, par exemple (32 millions de touristes en 2017, vingt fois sa population), où les affiches « Tourists go home » se multiplient et où les autorités cherchent à limiter le trafic dans le centre — impossible désormais d’y ouvrir un nouvel hôtel. Mais aussi Amsterdam (17 millions de touristes), Venise (30 millions), l’Islande (2,2 millions) ou encore l’association des grands parcs naturels de Californie : tous ont imaginé des plans de lutte contre les arrivées massives de visiteurs.
Illusoire ? Encore ne s’agit-il ici que des « pollutions » visibles. La contribution du tourisme au réchauffement planétaire reste, elle, encore largement taboue. En mai dernier, une étude publiée dans la revue Nature Climate Change révélait que 8 % des émissions de gaz à effet de serre étaient dus aux flux touristiques (internationaux et, surtout, intérieurs), trois fois plus que les évaluations antérieures. Même constat étouffant quant à l’impact de cette mobilité motorisée sur la qualité de l’air ambiant. L’ingénieur Laurent Castaignède parle d’une nouvelle génération de dinosaures, ni herbivores ni carnivores, mais « airvores », « voraces en air pur ». « De plus en plus autonome, [cette nouvelle génération va-t-elle] s’imposer dans tous nos mouvements, avant de succomber à une gigantesque et improbable panne sèche de pétrole, ou bien s’éteindre par suffocation (avec nous) dans un prochain “airpocalypse” surchauffé ? »
Mais s’interroger sur notre culture de la mobilité motorisée, c’est poser la question des limites dans tout ce qu’elle a de plus dissonant et rabat-joie pour nos sociétés. Le tourisme est si étroitement lié à notre mode de vie qu’il est difficile de le critiquer. Comme il est quasi inconvenant de questionner le recours à l’avion, devenu banal. C’est « critiquer tout un chacun, c’est-à-dire délibérément se faire des ennemis », écrit Rodolphe Christin. « Nous sommes tous des touristes potentiels. » C’est mettre en cause notre droit au délassement, à l’insouciance, à la liberté, bref, se placer à rebours de l’air du temps et de la mythologie du voyageur moderne qui a envahi nos quotidiens, des rayons des librairies aux fils Instagram. « La prolifération des publications de carnets de route et autres récits de voyages est un signe tangible — et lucratif — de cette volonté de raconter, dit Christin. N’en avez-vous pas marre, vous, de ces “explorateurs” d’aujourd’hui, toujours plus “nouveaux” les un(e)s que les autres ? En parapente dans l’Himalaya, ou bien en train de “faire” l’Equateur sur un fil ou le pôle Nord à genoux… »
C’est, aussi, appuyer là où ça fait mal : le tourisme est le repos du guerrier-travailleur, et cette nécessité vitale de « partir » interroge la qualité de notre vie quotidienne. « Grâce au tourisme, nous sommes prêts, de nouveau, à nous vendre à fond à notre activité productive, celle qui finance, justement, la gamme plus ou moins étendue de nos loisirs, poursuit le sociologue. Car nous vivons à côté de nous-mêmes le reste du temps. Le tourisme est une compensation thérapeutique permettant aux travailleurs de tenir la distance et d’accéder aux mirages de la qualité de vie, au milieu d’un air, d’une eau, d’une terre pollués comme jamais auparavant. » Déprimant ? Alors, en attendant que nos sociétés se décident à envisager une trajectoire collective de réduction du trafic aérien, de manière démocratique et pacifique, ne pourrait-on pas tenter de revaloriser et de redonner du sens à… l’immobilité ? Savoir ne pas partir, savoir s’arrêter, tenir debout, assis dans la position du lotus, ou s’allonger comme les militants de Plane Stupid, pour dire non. Le philosophe Jérôme Lèbre, qui vient même d’y consacrer un Eloge de l’immobilité, en est convaincu. « Savoir faire halte, c’est savoir résister. »
À lire
Airvore ou la Face obscure des transports. Chronique d’une pollution annoncée, de Laurent Castaignède, éd. Ecosociété, 344 p., 25 €.
Manuel de l’anti-tourisme, de Rodolphe Christin, éd. Ecosociété, 144 p., 12 €.
Eloge de l’immobilité, de Jérôme Lèbre, éd. Desclée de Brouwer, 384 p., 17,90 €.