jeudi 23 février 2017

Au travail, précaires mais plus seuls

Soumis aux aléas des commandes et privés de protection sociale, les travailleurs indépendants vivent une double peine. Une fatalité ? Non, répondent les Belges de SMart, une coopérative solidaire qui se développe partout en Europe.


Vous les avez sûrement croisés dans les rues de Paris, Lyon ou Marseille, jaillissant sur leur vélo, harnachés d'un drôle de sac à dos en forme de cube. Ils sont blacks, blancs, beurs, jeunes — et moins jeunes — et avalent le bitume pour livrer des repas commandés via des applis numériques. Ils pédalent en rose fuchsia (Foodora), vert menthe (Deliveroo) ou vert mousse (UberEATS). Très souvent à leurs risques et périls. Deux mille cinq cents d'entre eux, couleur turquoise, l'ont appris à leurs dépens quand Take Eat Easy a fait faillite au creux de l'été dernier : leurs courses n'ont jamais été réglées. La chute de cette start-up belge a brutalement mis au jour les mirages et les dégâts de l'économie collaborative et de l'« ubérisation », à commencer par l'extrême fragilité du travailleur auto-entrepreneur, en théorie indépendant, en réalité soumis aux donneurs d'ordres, isolé et dépourvu de véritable protection sociale...

Un vent de fronde souffle pourtant depuis quelques mois à travers l'Europe contre ces plates-formes numériques qui chamboulent les protections sociales. Au Royaume-Uni, les cyclistes de Deliveroo se sont mis en grève et Uber a perdu un procès symbole l'obligeant à considérer ses trente mille chauffeurs « indépendants » comme des salariés. En Allemagne, IG Metall, le puissant syndicat de la métallurgie, a lancé FairCrowdWork.org, une plate-forme permettant aux travailleurs du numérique de... noter les plates-formes. En France aussi, alors qu'un médiateur a récemment proposé des mesures pour sortir de la crise qui agite le monde des chauffeurs ubérisés, les indépendants tentent tant bien que mal d'inventer de nouveaux modes d'action, de négociation, de luttes.

Et l'une des solutions pourrait bien venir... des artistes et de Belgique. Car, au pays de la maison mère de Take Eat Easy, les livreurs turquoise ont vu, eux, leurs dernières courses réglées. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient non pas auto-entrepreneurs mais « smartiens » ! Smartiens, autrement dit membres de SMart, Société mutuelle pour artistes, la plus importante organisation coopérative de travailleurs en Europe et, selon son directeur, le Français Sandrino Graceffa, « une solution, alternative et solidaire, aux défis des transformations du travail ».
C'est, sourit ce quinquagénaire qui a une longue expérience dans l'économie sociale, une « troisième voie » entre les modèles qui s'affrontent aujourd'hui, souvent de façon caricaturale. « D'un côté, une hyperflexibilité qui implique une atomisation complète du travail, où chaque individu devient sa propre unité de production, retranché dans la bulle de sa micro-entreprise et assume individuellement tous les risques. Et de l'autre, un modèle très protégé, construit sur le salariat et le travail à durée indéterminée. » Entre ces extrêmes, assure Sandrino Graceffa, il y a de la place pour un modèle qui prenne en compte les besoins de flexibilité de l'économie et les aspirations à l'autonomie des individus, sans pour autant nuire aux intérêts de ces derniers. Mieux encore, en les protégeant !

Née il y a bientôt vingt ans en Belgique, SMart a été lancée pour venir en aide aux artistes, confrontés aux difficultés de gestion de leur statut et de leur activité. « A l'époque, raconte Sandrino Graceffa, les fondateurs de l'association souhaitaient décharger leurs membres d'une gestion administrative souvent complexe et chronophage. Ils ont peu à peu inventé une ­entreprise collective fondée sur la solidarité et le mutualisme, sans but lucratif, qui permet de bénéficier de tous les avantages du salariat sans la subordination inutile, les horaires imposés, et de démocratiser l'accès à une activité économique autonome, en neutralisant les effets pervers des risques inhérents à l'entrepreneuriat. »
En adhérant à SMart, le travailleur conserve son autonomie et son indépendance mais ­accède à toute une série de services mutualisés (couverture santé, comptabilité, devis, gestion de la paye, assistance juridique, assurances pour le matériel...). « Des services qui, mis bout à bout, sont souvent impossibles à financer pour un free-lance », explique Jean-Baptiste Sachsé, un vidéaste basé à Paris, où la coopérative se développe depuis 2011. Il a découvert SMart l'an dernier, par le bouche-à-oreille, et y trouve ce qu'il a toujours cherché : « Sans avoir besoin de créer de structure, je travaille dans un cadre légal, sécurisé et collectif ; je peux me concentrer sur le cœur créatif de mon activité et la relation avec nos clients. »

Un fonds de garantie en cas d'impayé
Jean-Baptiste profite d'une autre innovation précieuse : un fonds de garantie, alimenté par un prélèvement effectué sur chaque contrat passé via SMart et qui permet de payer les membres dans des délais très brefs (sept jours), quoi qu'il arrive. Précieux quand on est un prestataire payé à trente ou quarante-cinq jours et obligé de jongler avec sa trésorerie. « Un free-lance n'est jamais à l'abri d'un client qui ne paye pas... »
Une garantie dont ont bénéficié les cyclistes belges de Take Eat Easy. En Belgique, SMart est devenue une référence, bien au-delà des artistes, avec plus de 85 000 mem­bres (un Bruxellois sur quatre a utilisé, un jour ou l'autre, la coopérative) et « une large palette de profils, détaille Sandrino Graceffa, de l'intérimaire à l'entrepreneur, via le consultant, l'intermittent, le free-lance, le salarié qui développe une activité complémentaire... »
SMart s'y est développée sur plusieurs sites, propose des lieux de coworking (notamment 20 000 mètres carrés d'ateliers pour les artistes) et s'est ouverte à d'autres métiers que ceux des arts : journalistes, formateurs, interprètes, guides de musées, webdesigners, etc. Une croissance fulgurante qui raconte, en creux, l'évolution des modes de travail, l'aspiration à plus d'autonomie, mais aussi l'ampleur des difficultés rencontrées par ces nouveaux travailleurs ­rémunérés au projet.
« Il y a vingt ans, le travail indépendant était atypique, résume Graceffa, mais aujourd'hui, qu'on le regrette ou pas, il devient prépondérant dans l'évolution de l'emploi. Tout l'enjeu, précisément, est d'accompagner au mieux ces mutations, et non pas de suivre la même et unique dérive de précarisation que proposent les mini-emplois en Allemagne, le contrat zéro heure au Royaume-Uni ou l'auto-entrepreneuriat en France. »

Les artistes, poissons-pilotes des mutations du travail ? C'est le credo d'Emily Lecourtois, chargée du développement de SMart en France. « Le travail au projet a toujours été la norme du travail des artistes. Leur vie professionnelle se caractérise par la discontinuité de leur parcours, la multiplicité de leurs clients, des métiers et des activités, tantôt alimentaires, tantôt désintéressés (voire les deux), et la plupart connaissent une grande précarité, qui est aussi celle de nombreux free-lances. Quand on sait répondre aux problématiques des artistes, cela fonctionne aussi pour d'autres, en butte aux mêmes difficultés, qu'ils œuvrent dans les secteurs créatifs ou pas. »

Une présence dans quatorze villes
En Belgique et ailleurs en Europe, puisque SMart a récemment essaimé dans huit autres pays, avec le même succès. En France, comme en Espagne ou en Italie, la mutuelle connaît même une croissance express — des adhésions en hausse de 40 % en 2016 et une présence dans quatorze villes. Et ces jours-ci, les smartiens font leur nid à quelques rues du Père-Lachaise, à Paris, dans de tout nouveaux bureaux — une ancienne école de langues, trouvée via Plateau urbain, une association spécialisée dans « l'urbanisme temporaire », qui valorise les immeubles vides avant qu'ils trouvent preneur sur le marché ou qu'ils soient détruits.
Le ­vidéaste Jean-Baptiste Sachsé et une quinzaine de collectifs — graphistes, éditeurs de BD, urbanistes, paysagistes, acteurs culturels... — ont été sélectionnés par SMart et ­Scintillo, une holding d'ingénierie culturelle, pour expérimenter une autre manière de travailler ensemble, « une économie qui soit réellement collaborative ». Créer des synergies, une fois encore ! Nous n'y avons pas rencontré de cyclistes livreurs. Mais certains se sont récemment rapprochés de SMart et d'autres coopératives « sœurs » comme Oxalis et Coopaname. Décidément, les coopératives, ce « vieux » modèle né au xixe siècle, n'ont visiblement pas dit leur dernier mot. Et, qui sait, loin de se laisser ubériser, ce sont les smartiens et autres « coopanamiens » qui pourraient bien finir par « smartiser » Uber.

REPÈRES
60 % des Français de 18 à 29 ans aimeraient devenir entrepreneurs (en 2016, sondage Opinion Way).
26 % des 18-29 ans ne font pas du CDI une priorité (Opinion Way).
Il y aurait en France 4,8 millions de « slasheurs » (qui cumulent plusieurs activités).
Les coopératives d'activité et d'emploi, reconnues par la loi depuis 2014, abritent 7 000 « entrepreneurs coopératifs », dont un quart ont moins de 35 ans.

A lire
Refaire le monde... du travail. Une alternative à l'ubérisation de l'économie, de Sandrino Graceffa, éd. Repas, 112 p., 10 €.
Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l'utopie à la réalité, de Sarah Abdelnour, éd. PUF, 308 p., 19 €.
Revue française de socio-économie, no 17, « L'emploi à l'épreuve de ses marges », éd. La Découverte, 25 €.

Télérama Weronika Zarachowicz Publié le 22/02/2017.

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