Télérama - Penser autrement - Weronika Zarachowicz - Publié le 01/02/2018.
Le projet d’aéroport est abandonné à Notre-Dame-des-Landes… Mais tout reste à faire et à penser en matière de projets d’aménagement et de transports, souligne le politologue Luc Semal, spécialiste des questions d’écologie.
Ainsi donc, l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ne verra pas le jour. Déni de démocratie pour les uns, victoire de l’intérêt général pour les autres… : retour sur une bataille de cinquante ans, avec le chercheur Luc Semal.
Un bilan mi figue-mi raisin selon ce spécialiste de la pensée écologiste, pour qui la question climatique et la mise en question du transport aérien sont les oubliés de la décision gouvernementale.
Comment réagissez-vous à cette annonce de l’abandon de l’aéroport ?
De telles victoires sont rarissimes dans l’histoire de l’écologie politique ! Il y a eu la défense du parc national de la Vanoise en 1971, le Larzac et la mobilisation contre l’installation d’une centrale nucléaire à Plogoff en 1981, la bataille pour la fermeture de Fessenheim — même si ce n’est pas encore fait — et quelques autres projets arrêtés alors qu’ils étaient moins avancés, comme la centrale nucléaire du Pellerin (sur l’estuaire de la Loire)… Mais la plupart de ces victoires sont inconnues du grand public, hormis celle du Larzac. Notre-Dame-des-Landes, c’est l’histoire d’une cristallisation d’oppositions locales et nationales, d’acteurs extrêmement hétérogènes, y compris non écologistes. Des agriculteurs, des anarchistes, des représentants de la gauche radicale, des adeptes de la décroissance qui permettent cette victoire importante, en termes symboliques et historiques, mais surtout la préservation d’hectares écologiquement exceptionnels, sauvés de l’artificialisation des sols. Cela dit, même si le feuilleton a commencé il y a une cinquantaine d’années, la cristallisation ne s’est faite que récemment, au cours des six dernières années.
“Une fois de plus, le débat est restreint à des questions techniques et locales. C’est la face frustrante de cette victoire.”
Avec l’apparition de la ZAD (1) ?
La ZAD apparaît en 2009, mais c’est l’élection de François Hollande et la nomination de Jean-Marc Ayrault comme Premier ministre, en 2012, qui donnent une visibilité nationale à cette controverse et la font sortir des seuls milieux écologistes. On assiste alors à la naissance d’un conflit très fort, qui perdure aujourd’hui, entre d’une part un gouvernement qui essaie de réduire NDDL à une question locale (un projet d’aménagement local, soutenu par les élus locaux, pour lequel on organise un référendum local) et d’autre part des mobilisations qui veulent élargir le débat en ouvrant toutes les boîtes que l’écologie essaie d’ouvrir depuis quarante ans : biodiversité, climat, aménagement du territoire et artificialisation des terres (autrement dit le changement complet et souvent irréversible de l’usage des sols, sous l’effet de l’urbanisation)… Quant au rapport des médiateurs de décembre dernier, qui est un excellent travail, il répond aussi à une demande très cadrée du gouvernement Philippe : quelle est la solution pour accueillir le transport aérien dans cette Région ? Une fois de plus, le débat est restreint à des questions techniques et locales. C’est la face frustrante de cette victoire.
Pourtant l’un des slogans de cette mobilisation était « agir local, penser global » ?
Oui, et les militants ont clairement dépassé la mobilisation de type « nimby » (not in my backyard, soit en français « pas dans mon jardin »), en lançant une réflexion collective sur les conséquences de nos décisions à l’échelle globale. Car nous sommes tous concernés. En tant qu’habitant du Nord-Pas-de-Calais, vivant près de la centrale nucléaire de Gravelines, je suis intéressé par la montée des eaux, qui est liée au réchauffement climatique et donc à l’accroissement du transport aérien, entre autres facteurs. Je ne sais pas si ma ville sera encore habitable en 2040, en 2080, en 2100… Nous sommes confrontés à des interactions complexes à modéliser, qui démultiplient les problèmes de gestion, et exigent un effort intellectuel de projection que ne font pas souvent les pouvoirs publics.
“Le débat sur les enjeux globaux, de long terme, qui est au cœur d’une démocratie écologique n’a pas été ouvert.”
Edouard Philippe a tout de même dit que la préservation de ces zones humides allait contribuer à stocker du carbone, donc à limiter le réchauffement…
Mais c’est totalement marginal face à nos objectifs de réduction des gaz à effet de serre ! Le débat sur les enjeux globaux, de long terme, qui est au cœur d’une démocratie écologique n’a pas été ouvert. La décision d’abandonner l’aéroport apparaît comme une concession du gouvernement : OK, pas ces 2 000 hectares-là. Mais il n’y a pas le début d’une réflexion sur le devenir des grands projets, sur les limites de l’aménagement dans un territoire disponible limité. Chaque décennie, l’équivalent d’un département est artificialisé sous l’effet des grands et surtout des petits projets d’aménagement. NDDL a donné une visibilité inédite à ces enjeux… mais le gouvernement n’a pas rebondi. Edouard Philippe n’a pas annoncé une grande loi pour lutter contre l’artificialisation des sols. Quant à la question du réchauffement climatique, elle est passée à l’arrière-plan ! On abandonne le projet de NDDL mais on agrandit les deux aéroports existants, Nantes-Atlantique et Rennes-Saint-Jacques. Comme dit le Premier ministre, il s’agit d’« accompagner la hausse du trafic aérien ».
Depuis son élection, Emmanuel Macron a pourtant lancé le hashtag #makeourplanetgreatagain et multiplié les plaidoyers climatiques…
C’est tout le décalage entre le discours et les actes. La France s’est engagée à diviser par quatre, voire cinq ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Mais « en même temps », pour reprendre une expression du président, le trafic aérien n’en finit pas d’augmenter. En 2011 déjà, le trafic international transitant par la France comptait pour plus de 5 % dans nos émissions nationales. Il poursuit sa croissance effrénée. Mais cela reste « invisible » puisque les vols internationaux ne sont pas inclus dans le calcul de notre empreinte carbone nationale ! A Nantes-Atlantique, le trafic a lui aussi explosé. Au début des années 90, il y avait 1 million de passagers par an. On est passé à 5,4 millions en 2017, soit une hausse de 440 %. Pour 2040, on prévoit 9 millions de passagers, soit plus 800 %… et c’est censé être compatible avec notre objectif de réduction de 75 % des émissions ! 800 %, le chiffre est si vertigineux qu’on ne veut pas le voir. Même des opposants notoires à l’aéroport, comme François de Rugy (ex-EELV, rallié à LREM), n’y trouvent rien à redire : cette décision, selon lui, « démontre qu’il est possible de concilier la croissance du trafic aérien et le respect des grands enjeux écologiques ». Eh bien non, c’est impossible.
Cette décision est pourtant une victoire. N’êtes-vous pas rabat-joie ?
Les militants ont fait le meilleur travail possible ! Ils ont eu un courage physique exemplaire, fait des choix de vie importants, ce qui est rare dans les mobilisations. Mais cinquante ans, même dix ans de lutte, c’est très long. Pour tenir, il faut aussi une dose de pragmatisme. Et pour trouver des alliances, il faut parfois insister sur les points susceptibles de produire du consensus — le côté aberrant d’un aéroport construit sur des terres fertiles, écologiquement riches —, et atténuer les aspects plus polémiques — la question de la décroissance du transport aérien. Une partie des opposants ont tenté d’en débattre, mais avec un succès limité. Car s’interroger sur l’avenir de la mobilité, c’est poser la question des limites dans tout ce qu’elle a de plus gênant, de plus dissonant pour nos sociétés.
“On affirme que grâce au low cost tout le monde prend l’avion, mais ce n’est pas vrai : ce sont les riches et la classe moyenne internationalisée qui y ont recours.”
Pourquoi ?
C’est un tabou. Presque personne n’ose mettre en question la banalisation du transport aérien au sein des classes moyennes et supérieures. On affirme que grâce au low cost tout le monde prend l’avion, mais ce n’est pas vrai : ce sont les riches et la classe moyenne internationalisée qui y ont recours, dans le travail et surtout pour leurs loisirs. C’est une question de mode de vie, de délassement, d’insouciance. Mais il est extrêmement difficile — presque inconvenant — de l’évoquer. J’ai interviewé beaucoup de militants de la décroissance et du mouvement des villes en transition, et le renoncement à l’avion constitue une importante source de conflit au sein des familles : « Tu nous prives de nos vacances, de quel droit ? » Le coût social et professionnel de ce renoncement est lourd. Si vous êtes cadre, essayez de vous faire embaucher en disant que vous ne prenez pas l’avion ! On est encore loin d’une reconnaissance de « l’objection d’aviation »…
Vous prenez l’avion ?
Il ne faut jamais dire jamais mais, de fait, je ne l’ai plus pris depuis dix ans. Chaque trajet a un tel poids écologique que cela ne me fait plus envie. Cela dit, la question importante n’est pas celle du choix individuel d’un tel ou un tel, mais plutôt la capacité ou non de notre société à envisager une trajectoire collective de réduction du trafic aérien. Si nous sommes réellement engagés dans une logique de transition écologique, peut-on envisager de coordonner intelligemment une diminution de la place de l’avion dans nos vies ? Malheureusement, l’espace démocratique pour en discuter n’existe pas vraiment. Ce sont pourtant des questions politiques essentielles, sous-tendues par de fortes divergences idéologiques.
“Il existe une idéologie écologiste qui, depuis cinquante ans, se construit comme une pensée des limites. Elle affirme que dans un monde fini il est impossible de rêver d’une croissance infinie.”
Prendre l’avion, c’est idéologique ?
Disons plutôt que c’est l’occasion de réfléchir à l’influence des idéologies sur nos modes de vie. L’idéologie n’est pas un gros mot, c’est un prisme de lecture politique du monde, explicite ou implicite. Pourquoi certains trouvaient-ils ce projet d’aéroport scandaleux, et d’autres non ? On peut dire qu’il existe une idéologie écologiste qui, depuis cinquante ans, se construit comme une pensée des limites, atypique et subversive dans le champ politique. Elle affirme que dans un monde fini il est impossible de rêver d’une croissance infinie, qu’il s’agisse d’économie, d’artificialisation des sols ou de mobilité.
Alors peut-on essayer de piloter les descentes énergétiques, de répartir équitablement les efforts de réduction tant des émissions de gaz à effet de serre que de la consommation ? Voilà l’enjeu de l’écologie politique : gérer ce basculement vers l’après-croissance, de manière démocratique et pacifique, dans un temps qui lui non plus n’est pas infini. Quand Edouard Philippe annonce que le gouvernement va accompagner la hausse du trafic aérien, il affiche un prisme idéologique diamétralement opposé, non pas écologiste mais productiviste. Pour l’instant, on en est là. Malgré le « verdissement » de notre société sur certains points, l’idéologie écologiste reste minoritaire et les idéologies productivistes, dominantes. On accepte l’idée de la crise écologique, mais pas celle des limites, et on espère résoudre le problème par un alliage volontariste de croissance verte et de progrès technique. Les minorités actives, comme dans le cas de NDDL, n’ont sans doute pas la possibilité d’y remédier par la seule force de leur discours. Mais elles nous poussent à nous questionner à ce sujet, et c’est déjà énorme.
(1) Zone à défendre, acronyme dérivé de zone d’aménagement différé.
Luc Semal
1982. Naissance.
2010. Enseignant à Sciences po Lille et Sciences po Paris.
2011. Cofondateur du think tank Institut Momentum.
2012. Thèse de doctorat, Militer à l’ombre des catastrophes, Université Lille2.
2013. Chercheur au Museum d’histoire naturelle.