Le scientifique a démissionné de la Nasa, qui tentait de le museler. Aujourd'hui, il soutient vingt et un jeunes, dont sa petite-fille, qui attaquent en justice le président des États-Unis pour son inaction face au réchauffement climatique. Nous l'avons rencontré en Pennsylvanie.
Un taux d'humidité proche de celui de la forêt amazonienne et 35 degrés à l'ombre. En cette mi-juillet, la verte Pennsylvanie transpire à grosses gouttes. Même la rivière Delaware semble avoir ralenti son cours sous les assauts de la canicule pâteuse qui s'est abattue sur l'est des Etats-Unis. Les systèmes de climatisation tournent à plein régime et, ce matin, le « cauchemar climatisé » décrit par Henry Miller nous ferait plutôt l'effet d'un paradis, tandis que derrière les vitres de la voiture défile un décor typiquement américain de coquettes maisons de bois avec leur incontournable drapeau sur le fronton. Quelques miles encore, et au détour d'une petite route apparaît une belle ferme en pierre, identifiable à deux détails : il n'y a point de drapeau ici, et le toit de la grange est recouvert de panneaux solaires. Nous sommes bien chez James Hansen, climatologue et « conscience morale de la science américaine », comme le définissait sa compatriote, la chanteuse Barbara Hendricks, lors de la COP21 en décembre dernier.
En Europe, son nom reste méconnu. Tout au plus certains l'ont-ils entrevu dans le documentaire d'Al Gore, Une vérité qui dérange. Les Américains, en revanche, connaissent mieux sa silhouette sèche, souvent coiffée d'un Stetson, depuis qu'il a fait irruption sur la scène médiatique lors d'un autre été caniculaire. Le 23 juin 1988, alors que la sécheresse lézarde les terres, Hansen est auditionné par une commission parlementaire chargée d'enquêter sur cette météo aberrante. Pionnier de l'étude du climat, il dirige un laboratoire prestigieux de la Nasa, le Goddard Institute for Space Studies (Giss). Et, face aux sénateurs, il fait sensation : l'activité humaine, dit-il, bouleverse le climat de la planète. Il en est « certain à 99 % », ce qui fait de lui l'un des premiers scientifiques à annoncer publiquement que le changement climatique a commencé, au grand dam de collègues et de politiques incrédules. C'est « Hansen contre le reste du monde », résumera le titre d'un article de la revue Science, un an plus tard.
Depuis, les émissions de CO2 ont continué à grimper. Les années les plus chaudes jamais enregistrées depuis les premiers relevés de températures, en 1880, ont toutes eu lieu après l'intervention de Hansen devant le Congrès. Et, en 2013, le cinquième rapport du Giec (Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat, créé sous l'égide de l'ONU) a fini par confirmer l'origine humaine du réchauffement avec une probabilité de 99 %, comme l'affirmait Hansen...
Radical, il accuse les pétroliers de “crime contre l'humanité”
« Jim » Hansen, lui, a continué à avoir raison avant les autres, poursuivant sa brillante carrière à la tête du Giss sans relâcher ses efforts pour se faire comprendre du grand public, et des politiques. Quitte à passer pour trop radical, lorsqu'il accuse les pétroliers de « crime contre l'humanité », ou trop ingérable, cette fois pour les écolos, quand il soutient la dernière génération de réacteurs nucléaires. Quitte à se faire arrêter (cinq fois) en manifestant contre la construction d'une centrale à charbon ou l'extension de l'oléoduc Keystone. Quitte aussi à devenir le scientifique le plus muselé des Etats-Unis, lorsque, sous l'administration Bush, la Nasa lui interdit toute communication publique. Le scientifique engagé n'a jamais cillé : sachant ce qu'il sait, impossible de se taire. D'ailleurs, dit-il aujourd'hui, « toutes mes déclarations relevaient du premier article du mandat de la Nasa : comprendre et protéger la planète ». La formule a été effacée lors d'une révision en 2006...
« Les années ont filé, les fondamentaux n'ont pas changé », résume le climatologue de 75 printemps. Notamment ce qu'il dénonçait déjà en 1989, interrogé par un jeune sénateur démocrate — un certain Al Gore — lors d'une autre commission parlementaire : sa déposition avait été modifiée par un fonctionnaire de la Maison-Blanche, avant d'être transmise au Sénat, ôtant toute mention du changement climatique. « Un scientifique travaillant pour le gouvernement ne peut pas s'exprimer librement devant le Congrès, son témoignage doit être "approuvé" par la Maison-Blanche. Obama avait promis que cela changerait. Rien n'a été fait. Nos responsables scientifiques continuent d'être nommés par les politiques, et une partie de leur travail consiste à défendre le gouvernement, donc à faire de la propagande. » Il y a trois ans, alors que la Nasa allait installer une caméra de surveillance devant son bureau — « pour me protéger, m'a-t-on dit » —, Jim en a définitivement claqué la porte pour retrouver sa liberté de parole et agir « afin que le message scientifique veuille réellement dire quelque chose ».
Désormais directeur du département Climat à l'université Columbia, le voilà aussi en première ligne dans « le procès en cours le plus important sur la planète », selon Naomi Klein, digne d'une superproduction hollywoodienne. Imaginez un peu: vingt et un gamins, âgés de 9 à 21 ans, attaquent le président des Etats-Unis pour son inaction face au réchauffement. Parmi eux, Sophie Kivlehan, 17 ans et... petite-fille de Hansen, qui intervient, lui, dans le procès comme « gardien des générations futures ». La plainte a été déposée en août 2015, devant le tribunal fédéral du district de l'Oregon. En avril, le juge Thomas Coffin l'a jugée recevable. « On attend la confirmation de la décision, prévue pour la rentrée, mais nous avons bon espoir ; ce serait historique, le premier procès de ce genre aux Etats-Unis », dit James Hansen avant de se lever, sourire aux lèvres. « Ah, voilà Sophie ! »
Le “grand-père du réchauffement climatique”
On avait découvert son visage sur le blog du scientifique où il pose avec femme, enfants, petits-enfants, et dans son premier livre, précisément intitulé Storms of my grandchildren. The truth about the coming climate catastrophe and our last chance to save humanity (« Les Tempêtes de mes petits-enfants. La vérité sur la prochaine catastrophe climatique et notre dernière chance pour sauver l'humanité »). Le climatologue y raconte comment, après la naissance de Sophie, il montrait de temps en temps un portrait d'elle, bébé, lors de ses conférences. Au départ, un peu comme une blague, puisque les journaux le présentaient comme le « grand-père du réchauffement climatique ». « Mais petit à petit, la façon dont je voyais mon rôle de "témoin" a changé : je ne voulais pas que mes petits-enfants, un jour, disent : "Grand-père avait compris ce qui se passait, mais il ne l'a pas dit clairement." » Et aujourd'hui, dans son bureau aux murs eux aussi couverts de leurs bouilles souriantes, il le répète : « Si ce n'avait été pour eux, j'aurais continué à me concentrer sur la science pure, et n'aurais pas insisté sur l'importance des choix politiques. »
Sophie, nourrie à l'écologie
Le bébé est donc devenu une jeune fille à la longue chevelure blonde, au même regard rond et bleu que son grand-père et au débit rapide. Une ado en slim, qui vient de passer son permis de conduire et adore le tennis, bref une ado comme les autres, mis à part deux détails : elle n'est pas très réseaux sociaux — « J'ai déjà l'impression de ne pas avoir le temps, alors passer des heures sur Facebook ou Instagram... » —, et a été nourrie à l'écologie. « Ça m'a toujours paru normal, ce n'est que récemment, avec le procès, que j'ai découvert que ça n'allait pas de soi pour tout le monde », dit-elle avant d'éclater de rire lorsque son grand-père affirme qu'effrayer les enfants avec le changement climatique n'est pas une bonne idée. « Je me souviens d'une conférence dans les Hamptons. Je jouais dans le fond de la salle avec l'un de mes frères quand tout à coup celui-ci s'est mis à sangloter, en écoutant ce que grand-père disait ! Ma grand-mère Anniek s'est précipitée pour le consoler : ne t'inquiète pas, les adultes vont résoudre le problème... »
L'inaction politique met en péril les droits constitutionnels à “la vie, la liberté et la propriété »
C'est justement parce que les enfants sont les premiers concernés qu'elle s'est lancée dans la bataille — « On ne va pas rester les bras ballants à attendre, je veux que mon gouvernement agisse ! » Dans leur plainte, Sophie et ses camarades expliquent que l'inaction politique met en péril leurs droits constitutionnels à « la vie, la liberté et la propriété ». « Les principes de base de notre Constitution, même si celle-ci n'évoque pas le droit à la protection de l'environnement », précise-t-elle. Les enfants se disent ainsi victimes de « discrimination », au profit des intérêts économiques d'un « autre groupe de citoyens », l'industrie pétrolière. Et invoquent la doctrine du public trust, selon laquelle le gouvernement a le devoir de protéger les biens communs. « Une doctrine très ancienne qui nous vient du droit anglais, explique le scientifique, et qui commence à être élargie à l'atmosphère. » Our Children's Trust, l'association qui assure la défense des « vingt et un », n'en est pas à son coup d'essai. En avril, dans une procédure lancée par l'ONG, huit enfants qui poursuivaient le Département de l'écologie de Washington pour l'insuffisance de son action l'ont emporté. L'Etat de Washington a été condamné à réduire les émissions de gaz à effet de serre d'ici fin 2016, afin d'« assurer la survie d'un environnement dans lequel [la jeunesse] peut atteindre l'âge adulte en toute sécurité ».
Avec la plainte des « vingt et un », « on passe à l'étape supérieure : celle de l'Etat fédéral, dit Hansen. La politique énergétique et climatique américaine, au mieux schizophrène, si ce n'est suicidaire, ne nous laisse pas le choix. » Le recours à la justice est un outil de plus pour le citoyen, dit le scientifique, qui a déjà soutenu une plainte similaire aux Pays-Bas (1) . « Bien sûr, c'est à l'exécutif de déterminer les politiques et de voter des lois. Mais les juges peuvent contraindre l'Etat à agir. Regardez la conquête des droits civiques dans les années 1950 et 1960, les juges ont obligé le gouvernement à mettre fin à la ségrégation dans les écoles ! Et on peut espérer qu'ils sont moins sujets aux pressions financières des lobbies pétroliers, à la différence des politiques qui financent leurs campagnes grâce à leur argent. Il suffit hélas d'observer notre campagne présidentielle actuelle, tout se passe comme si le réchauffement n'existait pas... »
Hausse du niveau des mers : six mètres par siècle…
Le 8 avril dernier, le juge Thomas Coffin a rejeté les arguments de l'American Fuel and Petrochemical Manufacturers (Exxon Mobil, BP, Shell...) et de l'American Petroleum Institute (625 compagnies pétrolières et gazières). Ceux-ci avaient rejoint les rangs de la défense aux côtés de Barack Obama tant ce procès « extraordinaire » engagé par vingt et un gamins représente « une menace directe pour [leurs] activités », affirment-ils. Ces enfants et ce grand-père, s'ils gagnaient, pourraient provoquer « des changements majeurs de société » ainsi qu'« une restructuration sans précédent de l'économie »... En attendant, Jim continue à marteler qu'il est urgent de taxer le carbone, seule manière de détourner l'économie des « mortifères énergies fossiles ». Il pense que la solution viendra de Chine — « parce que leurs dirigeants, tous ingénieurs, sont rationnels, ne contestent pas la réalité du réchauffement et sont confrontés à la catastrophe sanitaire de la pollution atmosphérique, qui les oblige à agir ». Il s'est aussi attelé, avec Sophie, à écrire « un livre grand public, Sophie m'oblige à être compréhensible ». Toujours cette même obsession : surtout, ne pas laisser une question aussi vitale que celle du climat confinée derrière les portes calfeutrées des laboratoires scientifiques. Car le temps presse. Dans l'article (2) qu'il vient de signer avec dix-huit pointures de la climatologie, et qui a fait grand bruit, il annonce les conséquences de la fonte des calottes glaciaires sur la hausse du niveau des mers : six mètres par siècle, soit deux mètres d'ici le milieu du XXIe siècle. On se prend à espérer que, pour une fois, Jim Hansen se trompe.
(1) En juin 2015, l'ONG Urgenda, appuyée par neuf cents citoyens, a obtenu la condamnation de l'Etat néerlandais pour non-respect de ses engagements climatiques (voir Télérama no 3436).
(2) « Ice melt, sea level rise and superstorms », dans la revue en ligne Atmospheric Chemistry and Physics, www.atmos-chem-phys.net